17 juillet 2017

Elke Schipper & Günter Christmann/ Fabrice Favriou Jean-Luc Petit & Julien Touéry/ Benoît Kilian & Jean-Luc Petit/ Christiane Bopp Jean-Marc Foussat Jean-Luc Petit Makoto Sato

Stratum Elke Schipper & Günter Christmann edition explico 21 2015

On connaît Maggie Nicols, Julie Tippetts, Jeanne Lee, Tamia, Catherine Jauniaux, Isabelle Duthoit, Ute Wassermann, toutes artistes essentielles de la voix, mais on ignore encore qui peut bien être Elke Schipper. Poète sonore animée par un vrai talent de chanteuse et une diction affolante, Elke Schipper est la compagne du tromboniste et violoncelliste Günter Christmann, une des personnalités les plus incontournables de la scène de la musique improvisée libre depuis ses balbutiements. Parmi ses pionniers marquants tels  Derek Bailey, Evan Parker, Fred Van Hove, AMM et quelques autres, Christmann est un chef de file au point de vue des concepts, de son apport personnel et de son influence esthétique. Les albums révélateurs de GC furent publiés par FMP et Moers Music, il est associé depuis 1971 avec Paul Lovens et une série de contrebassistes comme Maarten Altena, Torsten Müller et Alexander Frangenheim et fut membre du Globe Unity Orchestra et du King Übu Orkestrü. D’Elke Schipper, Edition explico a déjà publié un opus mémorable, Parole (Gertraud Scholz Verlag/explico cd004 - 1994), un rare album solo. On la trouve aussi à son avantage  avec d’autres improvisateurs : Push Pull  (Vario 51 avec Christmann, Michael Griener et Alberto Braida, ed explico cd 20), Core avec Alex Frangenheim et Christmann à nouveau (Creative Sources). Elle a participé aussi au projet the sublime and the profane (ed explico 19) qui mériterait une vraie chronique. Basés dans la région d’Hanovre, on les entend très peu hors de cette partie de l’Allemagne. Donc, ce stratum (120 copies) composé de 21 miniatures autour des deux minutes (minimum 1:06 et maximum 3:12) vient bien à point. Un coup de peinture jaune de GC adhère au boîtier transparent du Cdr et se détache sur le fond noir du papier au dos duquel sont imprimés les crédits de l’enregistrement. Celui-ci nous fait goûter la conjonction créative de l’improvisation instrumentale spontanée et pensée en amont de Günter et de la recherche vocale expressive d’Elke basée sur des phonèmes, des bruits de bouche et des fragments de mots intégrés dans un flux d’une grande finesse. Une suite de morceaux intitulés stratum de 11 à 26 pour voix, violoncelle ou trombone en compose la majeure part. Les six premiers morceaux nous font entendre Christmann au violoncelle dans une sorte de contrepoint discontinu qui épaule et commente la voix de sa partenaire dans un rapport dynamique. L’échange est subtil : chacun invente sur le champ dans une manière d’écriture automatique sans se faire l’écho du matériau musical, des sonorités etc… de l’autre. Au trombone dans les stratum de 17 à 19, GC va chercher des petits sons : harmoniques, vocalisations, tremblements et craquement de la colonne d’air, chuintements de l’embouchure articulés avec des silences éloquents qui laissent de l’espace pour les multiples sons vocaux évoquant le pivert ou quelques gallinacées, aspirations, exclamations, successions de mots étouffés, de syllabes atrophiées, souffle et chant lèvres fermées. Tentatives désespérées d’exprimer l’indicible. Cette série de stratum de 11 à 19 est suivie par quatre pièces, Leib & Seele 1 à 4 où Christmann gratte et frotte les cordes d’une cithare de manière ludique créant la surprise un peu comme le faisait Derek Bailey avec sa guitare acoustique trafiquée à 19 cordes (cfr l’abum en duo avec Braxton de 1974) laissant l’initiative aux glossolalies improbables d’Elke Schipper, alternant logique et déraison. Le n° 14 est un superbe solo de poésie sonore, qzah (2:44) où la vocaliste donne toute sa mesure d’invention phonétique en métamorphosant  des phonèmes – simulacre de mots interrompus - mélangeant l’audible et l’inintelligible avec un sens du timing et de l’essoufflement peu ordinaires comme si éternellement contrariée, elle cherchait à dire quelque chose sans y parvenir, rebondissant sur des syllabes ingrates et des bribes d’interjections. Succèdent alors les 7 pièces suivantes de stratum 20 à 26 où interviennent le trombone (20-23) et le violoncelle (24-26). Cette deuxième série de stratum (s) est encore plus éclatée que la précédente mais tout aussi cohérente. Deux remarques fondamentales : contrairement à de très nombreux improvisateurs, la démarche de Christmann se concentre sur des formes courtes qui concentre une grande variété de timbres, de sons, de mouvements, de bruitages d’instrument et des changements rapides de registre, de dynamique, passant fréquemment d’une idée à l’autre de manière naturelle. La démarche d’Elke Schipper est tout à fait similaire de ce point de vue et c’est de leur connivence et du refus de « se copier » ou « se suivre » de manière évidente (questions – réponses) que naît une sorte de continuité faussement hasardeuse et étrangement convaincante. Stratum : chacun apporte sa strate personnelle et celle-ci interagit avec celle-là dans un mode poétique, imprévisible. Il y a quelque chose de léger, d’éphémère, une absence de prétention, de la fantaisie dans cette pratique de l’improvisation qui va au cœur du processus ludique. Point n’est besoin de ‘développer son matériau’ consciencieusement durant vingt ou trente minutes pour faire sens. Un document important et passionnant. Un label incontournable.

Fabrice Favriou Jean-Luc Petit Julien Touéry Fou Records FR – CD27

Sans titre, deux morceaux de 22 :00 (la fièvre nous dénombre) et 25 :32 (au coucher de l’éclair). Fabrice Favriou joue de la guitare électrique, Jean-Luc Petit de la clarinette contrebasse, des saxophones sopranino et alto et Julien Touéry du piano et des objets. Enregistré au Carré Bleu. La musique évolue comme un continuum bruitiste, les sons du  guitariste et du pianiste s’interpénètrent, les sons électroniques, vibrations de moteur, triturations des effets, bruits d’orage au loin, hululements hagards se différenciant vaguement d’une pluie percutante des touches, marteaux et mécanismes sur les cordes bloquées alors que le souffleur joue sur les extrêmes de son sax sopranino. La fièvre nous dénombre passe très vite comme un train entre deux gares lointaines dans un demi-sommeil. C’est avec la clarinette contrebasse graveleuse  et un brin hantée de Jean-Luc Petit que se meut petit à petit le coucher de l’éclair dans un demi silence. Comme un souffle léger de vent du soir, l’ampli vibre à peine et la clarinette contrebasse se déplace sur le bout des orteils alternant silences et grondements discrets, les quels suggèrent un élément mélodique alors que la caisse du piano résonne dans l’espace et quelques notes légères au clavier carillonnent dans le lointain. L’ensemble est magnifique par sa qualité de développement de sons et des timbres. Le souffleur monte dans un aigu irréel – légèreté des harmoniques, le bruissement d’orage qui s’annonce tremble en arrière fonds des touches effleurées et du souffle qui décortique les aléas de la colonne d’air. Les marteaux scandent comme une machine qui tourne folle comme si le lecteur CD était bloqué, l’installation de la guitare semble en plein brouillard, la clarinette géante surnage à peine. Un maelström statique s’agite tous sons confondus, le souffle revient, au sax alto, fou furieux et happé par les éléments et le pianiste embrasse tout le clavier à sa suite. Quelques minutes inexorables, où le saxophoniste triture les phrasés et s’arcboute sur des harmoniques hérissées face au piano virevoltant alors que la guitare électrique se tord complètement.  Une belle tranche de vie improvisée radicale. Trois improvisateurs décidés, criant leur haine du vide et du semblant.

Benoît Kilian & Jean-Luc Petit la nuit circonflexe FOU Records FR CD25

Une grosse caisse horizontale manœuvrée par Benoît Kilian avec des instruments de percussion complémentaires et additionnels pour en faire changer insensiblement le timbre, les vibrations par contact, frottements, tremblements, ondes graves qui se propagent dans l’espace, dans et autour du champ de fréquences de la clarinette contrebasse de Jean-Luc Petit. Le silence est toujours présent, les sons graves de la percussion coexistent jusque dans la vibration de l’anche dans l’énorme colonne d’air, cavité monstrueuse. Paysage mouvant, Rien que ces gazouillis fragile d’inconsolés soleils valent pour eux seuls le déplacement. L’écoute est aussi intense que le mouvement du jeu est lent, très lent. Remous des dunes confirme la qualité d’inspiration : l’émission sonore continue développe la métamorphose du son dans la lenteur extrême, une pointe d’harmonique se meut et meurt dans un temps dilaté, une durée suspendue. Le grondement du tambour ressasse le même glissando vers le grave alternant avec un aigu métallique soutenu. Le rejoignant, le souffleur crée une structure inquiète dans l’aigu, subreptice, une impression sensible sur le parchemin d’un sismographe hors du temps. Il faut tendre l’oreille pour atteindre la limite de l’audible en ayant le sentiment qu’ils jouent au delà hors de notre portée. La succession des morceaux (6), tous aussi hantés les uns que les autres, mais plus mouvementés en toute cohérence, font de cette rencontre enregistrée en studio par Antonin Rayon, un objet d’écoute rare, infiniment subtil, de ceux qui nous invente une nouvelle histoire inouïe. Avec des matériaux ténus et finalement extrêmes, les deux artistes expriment l’indispensable, le nécessaire et un vrai plaisir.


Léandre – Minton Joëlle Léandre & Phil Minton FOU Records FR-CD24

Si, lence 31’56’’  is 7’26’’ blu, ish 6’09’’ : Silence is bluish. ?

Une des qualités premières de la libre improvisation acoustique est celle de son silence (ou ses silences) et des couleurs qu’il met en évidence à travers lui. Au « 19 rue Paul Fort » , à Paris le 8 octobre 2016, une date toute récente donc, Jean-Marc Foussat a enregistré un moment de grâce, un partage, un équilibre entre deux personnalités solaires. Phil Minton recherche dans son gosier, sa cavité bucale, entre les dents, les lèvres, les joues, des sons inouïs, fragiles, éphémères, délirants, aspirant, sifflant, chantoyant, hululant, égosillant, avec milles nuances et détails….Une vocalité qui interroge et déstabilise l'écoute. Joëlle Léandre a l’intelligence de se plonger dans cet univers, cette démence jouée, en apportant, l’essentiel, le nécessaire, traduisant parfois l’expression du chanteur et ses cadences dans un contrepoint vivant  à l’archet ou en frappant les cordes. Le son de sa contrebasse est magnifique : son archet fait tournoyer les textures et harmoniques du bois vibrant par les cordes comme une autre voix. Elle vient aussi à chantonner, laisser poindre sa voix de cantatrice désenchantée ou énoncer les facettes de la fragilité. Le dialogue se poursuit de mille façons, les phases de l’entente se décuplant vers l’infini, Minton surgissant avec une autre idée folle de plus. Is commence avec les sifflements d’oiseaux du chanteur qu'on croirait être ceux des joyeux volatiles de passage dans mon jardin… De nombreux moments réellement magiques et éblouissants (blu-ish ) dans ces quarante-cinq minutes !  J’avais adoré le duo entre Günter Christmann (au violoncelle surtout) et Phil Minton pour leur déraison incarnée. Il est donc fort heureux que Minton ait gravé ce superbe témoignage en compagnie d’une telle musicienne contrebassiste. Si Joëlle Léandre nous a gratifié d’enregistrements duos avec des vocalistes (Maggie Nicols, Lauren Newton), c’est sans doute le seul témoignage d’un duo de Phil Minton avec un/une contrebassiste (il a enregistré avec la violoncelliste Audrey Chen). Référence : un extrait de L’homme approximatif, chant VI  de Tristan Tzara en cohérence avec la musique du duo. Une parfaite réussite pour le label FOU de J-M F !

Barbares : Christiane Bopp Jean-Marc Foussat Jean-Luc Petit Makoto Sato Débris d’orgueil Fou Records FR –CD 23

Le batteur Makoto Sato et l’électricien Jean-Marc Foussat collaborent dans le groupe Marteau Rouge avec le guitariste Jean-François Pauvros (et entre autres. C’est un type de musique improvisée relativement dense, chargé, où l’installation de JMF produit un continuum sonore avec voix trafiquée, boucles sonores changeantes se voit propulsée, soutenue, poussée par la percussion. D’autre part, la tromboniste Christiane Bopp et le clarinettiste (contrebasse) et saxophoniste (ici sopranino) Jean-Luc Petit improvisait au bord du silence en produisant des timbres et des bruissements retenus, jouant sur une vision assez déconcertante du dialogue, discontinu en quelque sorte. On est relativement éloigné du jeu (étiqueté) « free-jazz » de Makoto Sato. Débris d’orgueil contient deux lon gues improvisations de 41 :65, Nue est la peau du ciel et  de 29 :27, Flèche de boussole. Dans les circonstances de ce quartette, on se retrouve dans un no-man’s land qui après une phase de chauffe (13 premières minutes de Nue est la peau du ciel), à laquelle une intervention presqu’explosive de J-MF met fin, voit poindre l’écoute et le sens de la construction collective. La tromboniste fragile, le percussionniste aérien, un son tenu de l’électronique, puis le sopranino hiératique sur deux ou trois notes. Celles–ci se mettent à tournoyer créant une belle atmosphère et se dirigent dans un crescendo mesuré vers plus de densité, jusqu’à un signal – changement de cap marqué par un mouvement de rideau du synthé. Chaque séquence de jeu dure 10 – 12 minutes et la transition vers la suivante est négociée sans hésitation avec une logique toute spontanée. Bref, comment rendre vivante une combinaison atypique. Petit problème : l’installation de J-M diffuse via deux haut – parleurs stéréo avec une large gamme de sons continus et de fréquences alors que les deux souffleurs émettent d’un point bien défini dans l’espace avec le son  et le timbre spécifiques de leurs instruments. Cela dit, la Flèche de boussole indique un cap : la clarinette contrebasse se rengorge dans les très graves et le trombone sussure en douceur en faisant ressentir le silence, rejoints par les sonorités fantomatiques et travaillées du synthé. Une cadence du trombone vocalisé invite les roulements du batteur. Les quatre tentent avec un certain succès de naviguer de concert jusqu’à une séquence n° 3 où chacun poursuit une voie distincte. Le synthé s’éloigne, le sopranino prend l’initiative avec deux notes, le batteur improvise ses roulements et la tension monte. Tout à coup, le batteur s’emballe, le synthé enfle et le sax est lancé sur orbite, tous trois se soulevant ensemble comme une vague. Ce qui paraissait être une tentative de jouer ensemble, devient alors un vécu intense et se transforme ensuite en un bel équilibre fragile, presque silencieux où l’écoute du moindre son est palpable : Sato et Petit jouent quelques moments au bord du silence. Le jeu de Sato sur les peaux unifie les sons des souffleurs et les souffles vocalisés de la machine à son de Foussat. Les interventions délicates de Petit au sopranino sont particulièrement pertinentes et l’ensemble joue à l’unisson de manière organique dans ces dix dernières minutes. De sensibles changements de volume et de dynamiques surviennent spontanément jusqu’au final où le jeu emporté du trombone se met en avant poussé par le drive du batteur et l’inventivité sonore de J-MF. Ce document - tranche de vie n’est peut être pas à proprement parler une réussite telle qu’en produisent des improvisateurs qui ont choisi des équipiers avec qui ils sont 100% en phase ou presque (exemple type : Phil Minton et Roger Turner, ou même, ce très beau Phil Minton - Joëlle Léandre). Mais on peut très bien considérer que ces associations « idéales » entre improvisateurs compatibles ("en phase") leur rendent la tâche aisée surtout quand en on a talent inné et l'expérience. C'est nettement plus compliqué, et donc plus "méritant", d’essayer d’improviser en tâchant d’assumer ensemble des pratiques et des esthétiques différentes, qui peuvent se révéler contradictoires. En fait, c’est une excellente école pour améliorer ses capacités d'improvisateur et certains aiment à en cultiver les paradoxes. Ce disque nous invite donc à se pencher sur le processus improvisationnel et à en tirer des conclusions. Les musiciens s’amusent sur le moment et l’auditeur a tout le loisir de réfléchir après coup. Cette expérience recèle un enseignement sans doute plus riche que la réussite "parfaite" des albums duos récemment chroniqués ici, comme le duo Minton-Léandre ou le Kilian-Petit publié eux aussi par FOU, même si ceux-ci procurent un plaisir fascinant dont le cheminement demeure mystérieux et résistent à l'analyse. 

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